Une Devies-Gervasutti en dessert

A l'issue de ce bel été où quelques "menus changements personnels" -j'y reviendrai- ont favorisé mon retour à la montagne, il était bien tentant de transformer l'essai et de partir sur un plus gros projet, fort des quelques séjours passés à brasser en altitude. 
Se sentir physiquement prêt et mentalement désireux ne m'était pas arrivé depuis fort longtemps.

La Devies-Gervasutti à l'Ailefroide occidentale fait partie des belles courses qui entretiennent l'imaginaire de l'alpiniste amateur.
C'est, je crois, la n°98 dans "les 100 plus belles" de G.Rébuffat.

J'imagine qu'à la faveur de cette canicule automnale, la voie doit être en top conditions : pas de glace dans les "dalles grises", qui en constituent le passage clef.
Peut être des chutes de pierre? 
Pas certain car en altitude et en nord, le regel d'un mois de septembre n'est pas une illusion.


Nous refaisons donc les sacs une dernière fois pour cette saison, en bousculant nos agendas respectifs.
Montée à Temple-Ecrins + repérage de l'approche et de la face au delà du refuge, y'à plus qu'a se lever et feu!
Le réveil sonne a 3h, à 5h30 nous grimpons.
Il fait encore nuit noire. 


Quelques indices me / nous titillent, mais nous poursuivons, presque sûrs de nous.
Le jour se lève, et les doutes grandissent malgré les quelques pitons/relais croisés.
Quand enfin la vue se dégage à la faveur d'un éperon passé, et que je vois à notre droite le Glacier Long tout proche, trop proche, je comprends : nous ne sommes pas, mais alors pas du tout au bon endroit.


Mais comment peut-on se tromper à ce point?
La veille : repérage de l'approche, repérage de la face, mais oubli de repérage pour la petite traversée entre la fin de l'approche et l'attaque. 10 mn d'un glacier débonnaire qui, dans la nuit noire, vous envoient en un rien à l'opposé de la où il faut aller.
De vrais bleus!!!


Dépités, nous sommes dépités : disponibles, en forme, motivés, voilà cette belle voie qui nous échappe pour une bête erreur de débutants.
On redescend comme on peut du bouzin, et on rentre penauds au refuge en rejouant 100 fois dans nos têtes ce qu'on aurait dû/pu faire.
Grosse déception.
Nous sommes jeudi, il fait grand beau et on s'apprête à redescendre à Grenoble...


"Vous n'avez qu'à rester et y retourner demain" nous dit malicieusement Marie, la gardienne du refuge.
(...)
glurps!
Sommes-nous toujours motivés? 
Oui, encore que : il est difficile de se remotiver pour une telle entreprise après un but pris, l'esprit ayant tendance à vite partir musarder du coté des plaisirs "d'en bas". Du moins pour un être normalement constitué (notion bien relative).
Est-ce "logistiquement" possible?
Bien sûr quand on vit en hermitte, tout est possible.
Quand on souhaite vivre épanoui entre compagne et enfants, c'est différent. 
Nos femmes sont les meilleures, on le sait; après quelques échanges téléphoniques ici et là, c'est calé.

Ailefroide, nous revoici!

Nouveau réveil a 3h00, nouvelle approche casse-pattes, cette fois nous sommes à la bonne attaque.
S'en suivent 15mn de doutes existentiels dans la nuit noire. 
Assis sur la vire de départ, je suis pris d'un violent mal des rimayes. J'ai cru que j'avais complètement retrouvé la motivation, mais à ce moment là je n'en suis plus du tout certain.
Partir là-dedans sans envie n'a aucun intérêt.
Puis Steph trouve les mots, et à 6h00 nous plaçons notre premier camalot


Le grand dièdre de départ est vite avalé, le rocher y est bon, l'itinéraire sans ambiguité.
Au petit jour, nous traversons le "grand couloir", dégueuloir géant où il ne ferait pas bon organiser une barbecue du 14 juillet sous peine de finir aussi rabougris qu'une merguez trop grillée. 
2mn pieds au plancher pour vite passer, bien que nous n'ayons vu ni entendu aucun signaux d'alerte.


Passés sans encombre, nous attaquons la section dite du "Bastion".
Là encore, itinéraire logique et évident, dans du bon rocher.
Je suis même surpris par sa qualité, car nous sommes quand même sur un des plus beau tas de cailloux de l'Oisans.


Nous grimpons aussi rapidement que possible et faisons tout à corde tendue, sauf quand le leader se retrouve à sec.
L'utilisation d'une poulie autobloquante judicieusement placée par le leader après les passages durs est une technique redoutablement efficace pour ne pas stopper la cordée.
Nous montons vite et rejoignons le passage clefs, celui des "dalles grises"


Passage clefs car surplombé d'une vire infâme où la neige qui s'accumule et qui fond peut transformer les dalles en une belle patinoire. 
3 grandes longueurs de vraie grimpe nous attendent, et le chrono ralentit : 
si les protections existent ou sont possibles, il faut grimper intelligemment sous peine de grosse exposition.
Nous croisons un "gollot de 3mm", trace de la première hivernale en 1976. 
Autant dire que les (micro)coinceurs sont bienvenus.
Ce jour là, les dalles sont en condition idéales : quasi pas une trace de glace.
Yes!


Au-dessus, la "vire en arc de cercle" nous déporte sur la droite de la face.
Le terrain est moche à souhaits, mais là-encore complètement sec : nous pouvons donc marcher vers la droite sans trop de problème. 
J'imagine la même chose partiellement enneigée / glacée, ça doit carrément changer la donne.

A noter à la fin de la vire : ascension d'une première cheminée glacée (passage possible dans une fissure écaille a droite), débouché sur un colu (ce que ne disait curieusement pas le topo C2C) et continuer vers une deuxième cheminée (grimpée en son axe ce jour).


Une nouvelle grande traversée à gauche nous amène (après avoir contourné un "nez" caractéristique) sous le dièdre géant qui conduit à la sortie.
Deux longueurs nous attendent dans une cheminée étroite, encore un peu gelée même en cette fin d'été.


L'ambiance là-dedans n'invite pas à la flânerie.
Dans les faits l'escalade n'est pas vraiment difficile et le rocher plutôt sain.


Une troisième longueur mène à la fin de ce grand dièdre et permet de passer sous l'impressionnant toit du sommet.
Enfin, enfin, la quille semble proche, à portée de mains.


Nous reprenons à corde tendue pour les derniers 80 mètres d'ascension.
Le rocher est pourri, la précaution est de rigueur.

16h00, nous sommes au sommet.
Notre émotion d'être là tous les deux est grande, sans doute à la hauteur du défi que nous nous sommes l'un et l'autre lancés pour 2017...

Mais l'Ailefroide est l'Ailefroide : y monter c'est bien, en redescendre c'est mieux.
Nous avons en tête la redescente par la normale de l'Occidentale, puis remonter au col de l'Ailefroide pour basculer versant Pilatte et rentrer à la Bérarde.

Nous ne sommes donc pas rendus.
Il faut speeder, je range l'appareil photo.

Nous ferons 3 constats :
- la redescente par la normale prends du temps : compter environ 1 heure de parcours d'arêtes puis 1 heure d'éboulis paumatoires / rappel pour rejoindre le glacier. En théorie ça passe sans rappel, dans les faits nous en avons fait 2 sur le bas : 15 m + 30 m. Ou passe la vraie voie sans rappel, mystère...
- la remontée par le col d'Ailefroide est une belle pente de glace grise, et nécessite donc un vrai piolet/vrais crampons par personne. Nous avons un piolet pour deux et Steph a des crampons alu. Donc on oublie et on vise le Sélé (du coup, peut être pas d'intérêt de descendre par l'Occidentale) 
- le bulletin de MF de la veille nous annonçait quelques cumulus "sans conséquence" sur les hauts sommets de l'Oisans. A 20h30 les premières gouttes tombent, à 20h45 il se met a flotter méchamment, à 21h00 les premiers coups de tonnerre se font entendre.

La descente sur les moraines géantes du vallon du Sélé de nuit sous la flotte est donc un calvaire.
Dans la nuit noire, nous apercevons 2 frontales au refuge du Sélé.
Eux aussi nous voient, heureusement. 
Jusqu'au bout, ils nous guideront pour nous permettre de trouver le vieux refuge d'hiver et sans eux nous aurions échoué dans la vallée à minuit, trempés jusqu'aux os. Si vous lisez ces lignes, grand merci à vous.
Trempés, usés, nous nous réfugions dans l'abri et nous offrons un repas chaud à moindre poids (merci  les Lyophs!).

Sommeil.


Au matin nous redescendons vers la vallée.
Retrouver le soleil après 36 heures d'ombres et de noir est une jouissance profonde.

Merci Steph pour cet inoubliable voyage.
Merci à nos femmes de l'avoir rendu possible.

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